Les Amis de l'Orgue de Dole

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Récital d'Orgue Pierre Pfister


Avec la participation du chœur grégorien

“LES AMBROSINIENS“


Sous la direction de

Jean-Christophe GARANDEAU  




                                         Dimanche 4 octobre 2015 à 17h30                                     

Collégiale Notre-Dame de Dole


Alexandre-Pierre-François  BOELY ,       

maître et traître…




     Ces quelques lignes autour de Boëly et de sa musique n’ont d’autre ambition ni justification que d’associer, au sens de ‘’mettre ensemble, arranger‘’, les liens multiples qui n’ont cessé de graviter et d’œuvrer, comme autant de questionnements, dans le champ de la gestation-digestion, jour après jour, de ma lecture de l’œuvre de Boëly. 


     Associer aussi le public, au sens du latin ‘’socius’’ : compagnon, en faire un compagnon de route, l’inviter à suivre un tracé, une cartographie parallèle, différente de la biographie ou de l’analyse (parfois partant d’elles), simples chemins suggérés, croisant les idées, les époques, sans viser à définir et encore moins à faire le point.


     Boëly lui-même ne cesse ‘’d’associer’’ au cœur de son activité de compositeur, travail sans cesse étayé par l’étude des ‘’maîtres anciens’’, soutenu par une ‘’alliance d’écriture’’, par-delà l’histoire.  Cette manière de travailler (à une époque où les questions d’authenticité de la musique ancienne ne se posaient pas) sonne souvent de façon ambigüe à nos oreilles modernes et réductrices ; on classe, on date et catalogue : Boëly-baroque,  Boëly-Bach, Boëly-post-classique ou pré-romantique ...  


     Cette instance d’un contenu stylistique validé par l’histoire ne supporte aucune autre lecture que celle d’un art en progrès permanent à travers des formes à jamais renouvelées, empruntant les logiques de croissance de l’économie et du capital. C’est oublier que les choix artistiques et le choix d’écriture en particulier, tracent des lignes de fuite, imposent des ruptures, des devenirs où il n’est pas question d’imitation mais de conjonction.

  

     Conjonction de pensée, d’intention, de désir ; difficile détermination pour Boëly dans un contexte de fracture politique issu de la révolution, où les artistes se réapproprient tant bien que mal une convention culturelle essentiellement dialectique :


     Expression-imitation, naturel-universel, Rameau-Rousseau… ajoutons l’inertie familiale, le statu quo conflictuel entretenu durant des années par un père polémiqueur autour du nouveau conservatoire de Paris (1796) duquel Boëly sera vite exclu, en 1802.


     Nous pressentons que ce qui engage Boëly vers les sentiers escarpés de l’écriture, nourrissant une pensée musicale atypique et radicalement opposée aux préoccupations culturelles et mondaines de l’époque, ce n’est pas l’acquis ni le transmis mais bien la brisure, la fêlure, le manque…


     En recopiant les maîtres anciens (Frescobaldi, Bach, Haendel, Couperin…), en partie glanés auprès de son professeur, le tyrolien Ignaz Ladurner, Boëly se retranche, scrute les modèles et leur syntaxe rhétorique parfaitement ordonnée en rapports hiérarchiques de convenance mutuelle : la révolution n’a plus lieu ! et sous sa plume se dénoue ‘’l’angoisse archaïque’’ : « …cette angoisse de ceux qui nous ont précédés, paradoxalement, nous apporte la clé de l’héritage archaïque. Car l’angoisse n’est pas sans objet, comme on le dit parfois à tort, mais l’objet de l’angoisse est indéfini, à la différence de la peur qui est toujours peur de quelque chose. » (1)

          

     Cernés      par la dialectique, les musiciens post-révolutionnaires cherchent à canaliser l’angoisse archaïque en signant d’une part nombre d’hymnes idéologiques à la texture musicale insignifiante tels que : ‘’en détestant les rois’’,  ‘’…anniversaire de la juste punition’’, ‘’la chute du dernier tyran…’’ etc. et d’autre part en réinvestissant, dès le Premier Empire, la convention bourgeoise par le biais du ‘’salon’’ et de la musique de chambre. Les agencements que déterminent ces artistes seront vite rabattus sur une composante principale – le divertissement -, partie intégrante de l’organisation du pouvoir.


     A l’inverse, Boëly s’attache à l’écriture en elle-même parce qu’il en saisit la pragmatique de matériau (celle de la musique ancienne), indépendante des circonstances ou des intentions psychologiques ; sur le papier, il expérimente l’artifice des formes savantes, ce qui le conduit loin du divertir, vers de nouveaux modes de pensée : « L’œil introduit l’oreille dans l’espace des opérations et des fonctions… » (2)


     Cet agencement contre-nature propre à la musique occidentale dès les abords de l’An Mille, n’est plus – en France à l’époque de Boëly - qu’une codification d’usage, un aide-mémoire des schémas improvisés ainsi qu’un support matériel propre à l’échange marchand.


     D’emblée on voit Boëly aux prises avec la fugue et le canon, formes qui l’accompagneront sa vie durant. « L’écriture est d’abord une fonction d’arrêt. Elle ne se prête plus aux procédures régulatrices, auto-correctives, à base de mémoire et d’improvisation, qui constituent le fonds d’une pratique musicale traditionnelle. L’écriture exige au contraire une organisation logique préalable. L’extériorité est au principe. » (2).


     Mais  l’essence de la pensée musicale c’est le subterfuge et non la logique, et c’est là qu’elle se      substitue magnifiquement (magiquement) au désir. Pour autant, le subterfuge n’est possible qu’après un patient travail de reterritorialisation, développement méthodique de l’oreille intérieure pour que le vu devienne l’entendu en en sublimant la perception directe ; loin d’être une privation, c’est la constitution d’un champ d’immanence… c’est bien tout le contraire d’une logique qui dirait : entendre c’est cela, voir c’est ceci. Cela devient entendre-et-voir, une entité, une multiplicité, un infinitif…


     Ecrire le sonore : une expérimentation réelle, et non pas le manque qui préside à une interprétation préétablie. « Composer ne signifie pas seulement formaliser, inventer des règles, voire les transgresser ; l’acte de composition consiste à retourner contre lui-même et à exploiter le système de déroute qu’il met en œuvre… à opérer dans un monde où par principe tout est détourné de son sens. » (2).


     Pour l’Eglise, dès le Moyen-Âge, ce détournement du sens sent le souffre, la rencontre de l’œil et de l’oreille engendre une confusion pernicieuse : peut-on ‘’travailler’’ le rituel, spéculer sur la parole de Dieu en musique ?  L’Eglise se laisse avant tout séduire par ce pouvoir d’organisation (stratégie de conquête) qu’elle compte bien récupérer et mettre en scène… mais c’est sans compter sur l’agencement du plaisir dont l’écriture musicale procède et duquel elle participe de façon raffinée…


     Dès l’origine de la polyphonie, les musiciens transgressent la perception en allongeant la ligne souple du plain-chant liturgique (puis du choral) pour en extraire un objet musical, méconnaissable, disloqué, mais propre à subir toutes les ‘’machinations’’ et à assumer un nouvel ordre de possibilités. L’Eglise réglemente, régit, mais laisse faire, consciente de s’enrichir de somptueuses cathédrales sonores.


     En tant qu’organiste parisien, suppléant à St Gervais puis titulaire à St Germain-l’Auxerrois, Boëly s’acquitte de cet agencement du somptueux par le truchement d’un plain-chant ‘’mesuré’’ - chanté en valeurs longues et égales par quelques chantres réunis autour du lutrin -, avec des versets d’orgue joués en alternance, réemploi, faute de mieux, d’une pratique liturgique ancestrale largement éprouvée.


     Après la tourmente révolutionnaire l’Eglise et ses musiciens se reconstruisent une identité ; les prédicateurs se veulent proches du peuple à l’aide d’une rhétorique bien plus moraliste que théologique, et les organistes écrivent des pièces de genre, - le plus souvent associées aux registrations qu’elles utilisent (pastorale sur le hautbois, romance sur les flûtes, grand chœur, etc. ) -, dans un langage simple et directement compréhensible, à l’imitation des musiques instrumentales que l’on pouvait entendre au kiosque ou à l’opéra.


     Dans cette optique du plaisir immédiat l’improvisation est de mise et, dans le cadre des versets de plain-chant à l’orgue, l’on se contente d’énoncer le thème en valeurs longues à la main gauche ou à la pédale, accompagné de successions d’accords parfaits à la main droite, vestige de quelque pratique de basse continue bien plus que des savantes polyphonies des siècles précédents.


     Boëly se refuse à être dans ce courant, c’est plutôt l’écriture elle-même qui l’y soustrait : ses œuvres fourmillent d’inventions propres aux techniques de ‘’mise à plat’’ (imitations, fugues, canons, miroirs …) que seule permet la ‘’vision d’entendre’’, autant de façons de différer le plaisir à travers l’agencement d’interactions permanentes entre les éléments constitutifs d’un principe de continuité.


     Le plain-chant, en tant que principe de continuité de la musique liturgique, désormais systématiquement introduit par l’orgue à la basse (pédale d’anches avec le plein-jeu manuel), devient en ce 19ème siècle la voix grave et tonitruante (incompréhensible) d’un Dieu rancunier et justicier et s’apparente au ‘’shofar’’ des juifs et à la voix du muezzin : un écho de la voix, un ‘’appel’’ sans contenu de sens.


     La psychanalyse a beaucoup parlé de ce shofar, de cet appel soufflé avec une corne de bélier par un officiant lors de certaines fêtes juives :

« Cette corne est censé représenter le bélier qui a été substitué au moment du sacrifice d’Isaac. Théodor Reik, l’un des rares psychanalystes dont Lacan dise du bien, propose : ‘’c’est une image du père primitif, du père de la horde.’’ … En poursuivant cette hypothèse il apparaitrait que ce qui se transmet à travers les religions, quelles qu’elles soient, quelles que soient les langues et si différents soient les rituels, c’est, venue du fond des âges, la voix de ce père primitif. Juste une voix dont il s’agirait d’inventer ce qu’elle dit. » (J.P. Winter, idem).

                                             

     Cette voix, Boëly ne se prive pas du plaisir d’en inventer et décliner les dires, lui le doublement-sacrifié, par la révolution et par les polémiques paternelles (encore des dires). Il cisèle chaque phrase, articule avec précision les inflexions d’une langue qu’il s’approprie à travers l’étude et la recherche substituées à l’usage et à l’apprentissage de son temps. Par sa clairvoyance auditive il rachète sa part de plaisir et aussi, malgré lui, la paternité d’une nouvelle école d’orgue française encore en devenir (Benoist, Franck …).


     Cette voix grave encore : n’est-ce pas étonnant que toute la musique d’orgue l’articule avec les ‘’pieds’’ ? N’est-ce pas étonnant aussi que Boëly, au sein de la disette musicale de son époque, retrouve la maîtrise du pédalier à travers l’étude et la copie minutieuse des œuvres d’orgue de Bach, au point de se faire construire dès 1830 un piano-pédalier (bien avant Schumann) et installer à son orgue de St Germain-l’Auxerrois un grand pédalier à touches longues, à la manière allemande, le premier à Paris après celui de Notre-Dame-de-Lorette ( Cavaillé-Coll, 18 notes).

Bien plus qu’un acrobate, l’organiste s’apparente au chamane qui, dans sa danse incantatoire, tape de ses pieds la terre pour en faire entendre l’oracle, la voix originelle…


     Dans son patient travail autour de la langue de cette voix, outre l’agencement visuel et contrapuntique      cité plus haut, Boëly renoue tout naturellement avec les pratiques rhétoriques des 17ème et 18ème siècles, dont les plus simples sont encore connues mais que les musiciens post-classiques d’après la révolution rechignent à employer : on cherche à écrire (improviser-noter) une musique de l’évidence qui, par son ‘’expression naturelle’’, parlerait directement à l’âme, sans sujétion à un référent textuel ou rhétorique. La rhétorique, également considérée comme un reliquat de la royauté et du pouvoir,  se trouve alors définitivement abandonnée.


     Et puis les français ne savent pas tracer des lignes, recycler, détourner, ils aiment les grandes coupures… « Les français sont trop humains, trop historiques, trop soucieux d’avenir et de passé. Ils passent leur temps à faire le point. Ils ne savent pas devenir, ils pensent en termes de passé et d’avenir historiques. Même quant à la révolution ils pensent à un ‘’avenir de la révolution’’ plutôt qu’à un devenir révolutionnaire. » (3).


     Dès ses premières œuvres pour orgue, Boëly déploie une science de la rhétorique alors totalement absente du répertoire liturgique mais encore bien présente dans le cadre des prédications dominicales. Prenons en exemple la période de l’avent, période liturgique importante pour le clergé (avec Pâques) puisque la présence des fidèles ira croissant jusqu’à Noël. Si nous consultons les manuels de prédication de l’époque de Boëly, comme par exemple l’ « Explication des évangiles des dimanches et de quelques-unes des principales fêtes de l’année »,  du cardinal De la Luzerne, ouvrage plusieurs fois réédité entre 1820 et 1829, nous constatons l’usage d’une rhétorique simple et efficace, essentiellement dialectique et riche d’images fortes souvent déclinées autour du jugement, de la culpabilité et de la justice divine ; on imagine aisément le ton (la voix) solennel et vibrant, voire emphatique, donné en chaire à ce genre de texte :

     «  Le jugement de Dieu est inévitable. Il est en mon pouvoir de faire qu’il me soit favorable ou contraire ; mais un pouvoir auquel je suis irrésistiblement soumis, me forcera un jour de le subir. Je n’ai été mis au monde que pour en être retiré. Je n’ai reçu des biens spirituels  et temporels  que pour en rendre compte… Sûr  d’avoir  à subir mon jugement, j’ignore absolument quand il sera rendu. Le moment ne me sera connu que lorsqu’il sera arrivé… Malheur à moi, si, plongé dans la léthargie du péché, je ne me réveille qu’au son de l’heure fatale… Dans cette terrible incertitude sur le jour où mon tour viendra de comparoître devant le juge suprême, ce que je sais certainement, ce qui redouble mon effroi, c’est que je m’en approche continuellement. Chaque moment de ma vie est un pas que je fais vers celui qui la terminera… Depuis que j’occupe la terre, que d’heures, que de journées, que d’années passées, hélas ! Et ne puis-je pas dire perdues ! j’aurais à justifier l’emploi de toutes, et chacune grossit le compte qui me sera demandé… »


     En plus de trente pages l’auteur développe ainsi : jugement dernier, aveuglement des pécheurs, flammes de l’enfer, pureté d’intention de la vertu et vapeurs infectes du vice. Le tout livré dès le premier dimanche de l’avent… On ne peut s’empêcher de penser aux extrémismes religieux, mais aussi de constater que l’Eglise actuelle élude souvent soigneusement le contenu eschatologique  et prophétique propre à la période de l’avent.

     

     Dans ses commentaires, à l’orgue, des liturgies de l’avent et de Noël, Boëly aimera faire fleurir les figures du ‘’terrible’’ et de ‘’l’effrayant’’ aux côtés des emprunts ’’naïfs et ingénus’’ au répertoire populaire et traditionnel (Messe du jour de Noël). Mais contrairement aux dispositions univoques des prédications de l’époque (par ex. mort=jugement), Boëly préfèrera la pensée équivoque et multiple, même si le format très court et par là très contraignant de l’alternance orgue-plain-chant ne permet guère de développer réellement un plan rhétorique à la manière d’un prélude et fugue de Bach.

C’est précisément ce travail d’écriture autour d’une forme très ramassée qui amène Boëly à amalgamer, voire superposer, des affects souvent opposés dans un même contrepoint ; par exemple dans les versets du Kyrie cunctipotens se mêlent accords dissonants (effroi), airs populaires (joie), fuites et poursuites (fatalité), sonneries de trompettes (jugement), balancements et bercements (adoration, béatitude), le tout nimbé de réminiscences baroques et dans la tonalité d’ut mineur dont l’affect général est justement dans l’équivoque. J. Mattheson (1681-1764) définit ce ton comme « agréable, charmant, mais aussi triste, désolé » (Das neu eröffnete orchestre, Hamburg 1713), et Chr. Fr. D. Schubart y voit une « déclaration d’amour et en même temps plainte de l’amour malheureux » (Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst, Wien 1806).

     

Rappelons  qu’avant  la   révolution   ce  même  Kyrie  s’exécutait  en  ré  mineur                        (1er ton): « Tonalité des choses d’église et, dans la vie commune, de la tranquillité de l’âme » (Mattheson)…


     Boëly troublerait-il cette tranquillité ? La musique deviendrait-elle, plus que la parole - de par les enjeux de la machination d’écrire, ses équivoques, ses sous-entendus, ses mémoires multiples -, un espace entre cerveau et conscience, véhiculé par le désir d’un côté et ses signifiants (sonores et visuels) de l’autre ? S’adresserait-elle au sujet à son insu et au-delà de sa conscience ? Permettrait-elle de discerner sans voir, de révéler sans définir ; de déployer, selon la belle formule de Blanchot, « la part de l’événement que son accomplissement ne peut réaliser » … ou encore, relisant Deleuze, saurait-elle « dégager dans la vie ce qui peut être sauvé, ce qui se sauve tout seul à force de puissance et d’entêtement… bizarre écologie : tracer une ligne d’écriture, de musique ou de peinture. Ce sont des lanières agitées par le vent. Un peu d’air passe » …


                                                  

     De l’air frais circule entre les tuyaux de l’orgue de St Germain-l’Auxerrois et Boëly nous sauve de la morbidité castratrice des puissances religieuses. Mais le fugitif – celui qui s’évade, trace une ligne de fuite, passe la ligne d’horizon de son époque, de ses propres territoires – est vite rattrapé par l’ordre établi, de peur que ne se transmette ce qui s’échappe : « Un curé de Paris dont le nom mérite de passer à la postérité, M. Legrand, curé de St Germain-l’Auxerrois, n’a pas craint de décourager, dégoûter et éloigner de son instrument le plus grand et presque le seul organiste français de l’époque, M. Boëly, dont il trouvait la musique trop grave, trop religieuse et pas assez divertissante » (Félix Danjou 1812-1866, Revue de la musique religieuse, populaire et classique 1854).


     Boëly ne divertit pas assez, ne distribue pas assez de plaisir immédiat, - nous avons évoqué ces agencements de l’écriture, ce champ d’immanence du voir-entendre, cette déroute du désir autant que désir de déroute - , et l’Eglise, à peine éveillée des illusions post-monarchiques du règne de Louis-Philippe abrogé par la révolution de 1848, l’Eglise veut donner du plaisir au peuple, ce plaisir même qu’elle fustige en chaire et qu’elle suppose de Satan ; on reconnaît-là le pouvoir de la ‘’double-contrainte’’ dont l’Eglise manie la dialectique depuis des siècles…


     Revenons à la formulation des griefs à l’égard de Boëly : « musique trop grave, trop religieuse et pas assez divertissante ». A travers nos propres expériences d’organiste liturgique (catholique et protestant), nous constatons, très curieusement, que lorsqu’un ‘’animateur liturgique’’ ou un prêtre-pasteur émet un avis critique au sujet de la musique d’orgue, c’est encore et toujours presque exactement dans les mêmes termes : c’est trop grave, trop sérieux, trop religieux et pas-assez-joyeux ou pas-assez-festif (plutôt que divertissant)… La critique est admise, bien sûr, mais son aspect récurrent soulève maintes questions : que cherche donc l’Eglise à vouloir inclure de façon insistante à l’appareil-apparat liturgique, la musique des kiosques (populaire en 1850) ou la musique de variété (médiatisée aujourd’hui) ? Ce n’est pas la question de sa qualité ou de sa beauté (subjective) qui est en jeu, mais bien plus celle d’une fonction précise liée à un lieu précis et surtout à des paroles bien précises.  Peut-on, simplement ‘’pour être proche du peuple’’, importer ce qui caractérise les musiques qui accompagnent nos conversations au café, nos courses au supermarché ou les sorties en boîte-de-nuit, sans tricher avec l’une ou l’autre de ces fonctions ?...


     En définitive ce que l’on reproche à la musique de Boëly correspond exactement à sa fonction. Musique « religieuse » : (du latin religare, relier) musique qui relie les différents moments du rituel, qui relie à la parole biblique, à l’année liturgique ; mais qui relie aussi de façon insidieuse – de par cet écrit-agencé qui tire des lignes souterraines - , relie le Bach cantor à Leipzig en 1750 au Boëly organiste à Paris en 1850, relie une infinité de désirs de créer à cet espace musical et par cette puissance archaïque relie même le croyant et l’incroyant, le profane et le sacré.


     Musique « grave ». Grave : ‘’important’’, ‘’qui donne de l’importance aux choses’’ (Petit Robert). Quelle magnifique définition de la musique d’orgue de Boëly et même de la création artistique en général ; cette importance accordée aux ‘’choses’’, cet émerveillement, applique une attention particulière aux mouvements infimes d’une intuition artistique capable d’apprivoiser ces devenirs imperceptibles que tracent les mots, les graffitis (sonores ou non).

                                                                                              

     L’adjectif grave est souvent associé de façon confuse à la ‘’gravité’’, dont le sens et l’étymologie sont très différents. Grave : du latin gravis, ‘’important’’. Gravité : du latin gravitas, ‘’pesanteur’’… notons que, après 1750, en Allemagne autour de C.Ph.E.Bach, se développe l’Empfindsamkeit, courant artistique qui recherche expressément la gravité (gravität) et la suprématie de la force (poids) des affects sur un contrepoint qui survit en formules vieillissantes et systématiques, lignes asséchées, vestiges exsangues d’un passé rhétorique par excellence.


     « et pas assez divertissante » : L’Eglise de Boëly veut ‘’divertir’’, et là aussi la précision de la langue, son sens premier, nous éclaire et dévoile un régime de signes révélateurs d’une instance structurale qui jouerait le rôle de la loi.     

     Divertir : du latin divertere, ‘’détourner’’, ‘’qui éloigne, distrait, soustrait à son profit’’… Voilà qui se passe même de commentaires … en substituant le divertissement à l’importance-aux-choses, l’Eglise soustrait à son rituel le religieux (ce qui relie) au profit  du pouvoir  ; peur d’y voir fleurir des flux conjugués, des devenirs en jeu de la vie elle-même, où le désir construit son propre plan d’immanence et ne manque de rien. Face à une Eglise parjure, qui détourne et surcode l’espace de sa propre parole, Boëly devient un traître :

     « Traître au monde des significations dominantes et de l’ordre établi. C’est très différent du tricheur : le tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes, ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir mais pas du tout de devenir. Le prêtre, le devin, est un tricheur, mais l’expérimentateur un traître… c’est que traître, c’est difficile, c’est créer. Il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, devenir inconnu. » (Gilles Deleuze, Dialogues)


     En 1851, démuni de ses fonctions d’organiste, Boëly disparaît de la vie publique, comme son père, 60 ans auparavant après la chute de la royauté. Peut-on ici parler ‘’d’héritage archaïque’’ dans le sens où l’inconscient mettrait en œuvre un ensemble de dispositions – d’autant plus prégnantes que l’intuition artistique ne cesse d’agencer parallèlement à celles-ci - dispositions propres à nous rapprocher, en jouant sur le terrain du ‘’hasard’’, d’événements philogénétiques ‘’modèles’’ vécus par des générations antérieures.


     Sans insister sur l’aspect psychanalytique du parcours de Boëly, on ne peut s’empêcher de mettre en ‘’regard’’ (devrait-on dire en ‘’écoute’’ ) la fracture professionnelle d’un père déchu et aigri par des polémiques autour d’un conservatoire qu’il n’aura jamais su rejoindre, avec les études avortées du fils, ses difficultés à s’intégrer à la vie musicale parisienne, le silence éditorial autour de ses œuvres, ses espoirs déçus de chambriste et pianiste dans les salons du brillant violoniste Baillot, ses contrariétés profondes avec les instances religieuses, son patient effacement au monde…


     Tout cela est d’autant plus étonnant que la lettre du curé de St Germain-l’Auxerrois congédiant définitivement Boëly est datée du 28 juillet 1851, anniversaire jour pour jour et presque siècle pour siècle, de la mort, en 1750, du ‘’père’’ des organistes : Johann Sebastian Bach…


     Mais le transgénérationnel n’a pas valeur de fatalité même si nos névroses s’y alimentent, et l’écriture trace pour Boëly des lignes de force qui l’engagent par-delà les contraintes de l’hérédité.

                                                  

     À 66 ans, après avoir laissé sa tribune et quitté dans la foulée la maîtrise de Notre-Dame (où il donnait des cours de piano-pédalier), Boëly rejoint encore l’écriture, pour elle-même, et dégagé de toute servitude.


     C’est sans doute le moment attendu car il sent bien, depuis des années, qu’écrire c’est devenir, pas devenir compositeur, devenir autre chose, « rejoindre des minorités qui n’écrivent pas forcément… dans lesquelles on est pris, bon gré mal gré, du fait qu’on écrit ». (G. Deleuze, Dialogues)


     Boëly entre dans le devenir-imperceptible de l’écriture et, perdant son visage et tout ce qui « fixe, quadrille, identifie et nous fait reconnaître » (G.D.), il scrute encore les ‘’maîtres anciens’’, revisite ses anciens opus, non tant pour y puiser matière mais pour en saisir l’esprit, en déceler l’intention. Il y affine sa conscience du ‘’vouloir-nécessaire’’ de l’œuvre, sa progression par ruptures et abdication de tout territoire, progression radicalement opposée à ‘’l’expression’’ musicale, flatteuse et impudique, dont les musiciens de son époque se délectent, cherchant à en saupoudrer leur production, comme si l’écriture pouvait être quelque chose de ‘’personnel’’…  


     Jour après jour Boëly creuse son exil ; le coté irrémissible de la rupture-écriture abolit passé et avenir, ancien et nouveau, classique-romantique, piano-orgue, en un ultime recueil : l’opus 18 (douze pièces pour orgue avec pédale obligée ou piano à clavier de pédales) et quelques ‘’auto-transcriptions’’ (œuvres destinées au piano et réécrites pour l’orgue) dont l’incroyable et canonique toccata en si mineur, derniers flux d’une ascèse de ‘’traître’’, libre du connu-reconnu, et enfin émancipé de tout cadre religieux.


     Encore quelques mots autour de deux œuvres atypiques de ce programme, œuvres liturgiques fort éloignées du ‘’style moderne’’ dont Boëly désigne certaines de ses pièces.


     ‘’Offertoire pour le Jeudi-Saint’’, cette œuvre méconnue, véritable joyau de la production de Boëly, déploie en quelques 4 minutes (l’encensement de l’offertoire le permettait, le format du verset antiphonique se situait plutôt entre 20 secondes et 2 minutes), une coulée rhétorique fluide et ininterrompue, libre développement d’une profondeur de pensée totalement inexistante au sein du répertoire organistique français de l’époque.


     Après 8 mesures d’immobilité en redites harmoniques et mélodiques (cf. anaphore : répétition d’une période ou d’un mot pour en augmenter l’expression, Walther 1708) où s’éveille lentement une détermination rythmique, surgit une ascendance mélodique (sixte mineure) en forme d’ ‘’Exclamatio’’ (on s’exclame par le saut ascendant de sixte mineure, Walther), amorçant un véhément discours de 8 mesures autour du motif de la croix (sacrifice). Après cet exorde de 16 mesures dans le ton de ré mineur (ton ‘’grave et dévot’’, M.A. Charpentier, 1690), nous retrouvons le même saut mélodique, nouvelle Exclamatio, transposé de façon abrupte dans la lointaine tonalité de fa mineur et développé également en 8 mesures. Fa mineur, surprenante tonalité : ‘’obscur et plaintif ‘’ (Charpentier), ‘’Herzens-Angst’’ (peur du cœur) (Mattheson 1713), ‘’mélancolie profonde, langueur de la tombe’’ (Chr. Fr. D. Schubart 1806)…

                                                  

     En quelques 75 mesures d’une étonnante densité, Boëly nous entraîne dans les affects les plus enfouis de la Sainte-Cène. Quelle justesse dans cette gravité oppressante… le Christ et ses disciples se réunissent en secret, traqués par les romains, guettés par la délation… et comment ne pas entendre en ces exclamations en deux notes les deux syllabes de : « prenez » et « mangez », ceci est ma chair… puis : « prenez » et « buvez », ceci est mon sang… paroles d’un maître résigné, par moments seul et désespéré, étonnamment proche de ce Boëly des dernières années.


     Il est évident que le travail de Boëly se situe aux antipodes des préoccupations d’une époque où l’artiste, obsédé par la mise en scène de ses sentiments les plus intimes – la manie du ‘’sale petit secret’’, (Lawrence) -, se voit condamné à ‘’s’interpréter soi-même’’. A l’instar de Bach, Byrd, Bull et bien d’autres, Boëly s’empare de la matière sonore par la maîtrise des liens qu’elle opère, du vu dégagé de l’entendu et vice-versa, du dit derrière le dit, et porte cette matière à l’état de puissance non personnelle grâce à l’abandon intuitif à la conjugaison des flux qu’elle met en œuvre… cette puissance révélée par un devenir-non-compositeur rencontre toujours une minorité, un collectif qu’elle entraîne (les fidèles, les incroyants, les élèves, les amis, les ennemis…).


     Cette puissance de vie ne trouve jamais sa fin en elle-même, ne supporte pas la réduction à l’œuvre totale et c’est pourquoi il est insensé de lui opposer-apposer d’autres puissances artistiques pour satisfaire notre complaisance névrotique et idéologique : … oui mais l’œuvre d’un Schubert où d’un Schumann à la même époque ! …

     On érige des génies, des œuvres-monuments, des références absolues pour nos pauvres jugements narcissiques, et on a tout écrasé d’avance.


     ‘’Alma Mater Redemptoris’’ est une pièce insignifiante destinée à la simple alternance liturgique ; une allure de choral, un contrepoint bien agencé, tout cela avait un sens en 1840 mais pour nous ne ‘’rappelle’’ plus que Bach… alors comme « il faut toujours que quelque chose nous rappelle autre chose, nous fasse penser à autre chose » (G. Deleuze, Dialogues), nous essayons d’y regarder (écouter) de plus près.

     Comme dans la musique baroque, l’apparence d’un principe de continuité semble prévaloir mais la mobilité fonctionnelle des lignes est souvent perturbée et l’on perçoit la rupture, sous-jacente et haletante, plutôt que la coalition des puissances visant à l’homogénéité d’un système de relations.


     L’art de Boëly n’est pas un art du pastiche, de tricheur. Notre perception contemporaine est troublée par l’analyse et la connaissance des musiques anciennes en tant que segments historiques de référence. La musique de Boëly renverrai plutôt à un matériau de base à jamais recyclable et sans connotation historique (à la manière des topiques en rhétorique), matériau propre à servir-inclure tel agencement d’écriture ou telle ligne d’intention.


     Mais la chose artistique n’est pas simple : il y a machination du désir… une anecdote pourrai servir : fin 2012, à l’aube de ce projet Boëly, nous pensions ‘’reconstituer’’ l’ensemble de la ‘’Messe du Jour de Noël’’ (op.11, 1842) en écrivant des pastiches dans le style de Boëly pour les 9 versets laissés libres : ‘’en plain-chant ou à préluder’’ (improviser), au sein d’un recueil de 12 pièces écrites.


     Après plusieurs semaines d’archéologie stylistique j’avais élaboré une série de 8 pastiches pouvant donner le change… mais à l’usage, dans la continuité de la messe de Boëly, il me fallait bien reconnaître le côté ‘’belles carcasses’’, alors que tous les ingrédients y étaient… les ingrédients oui, le savoir faire peut-être, le plaisir de l’oreille certes, mais c’est le désir, le plan d’immanence de Boëly, ce qui creuse une langue dans une autre langue, qui faisait cruellement défaut.


     Comment ne pas penser à Deleuze : « Ce n’est pas le manque ni la privation qui donne du désir : on ne manque que par rapport à un agencement dont on est exclu, mais on ne désire qu’en fonction d’un agencement où l’on est inclus »…


     Le plus difficile serait donc d’y être inclus ‘’en désir’’, même après deux siècles ou plus !... C’est certainement ce qui sous-tend en partie ces lignes, et n’est-ce pas aussi le défi d’une actuelle et jeune génération d’interprètes face au manque inhérent à toute histoire ou musicologie, face à l’ensemble des possibilités de validation du vu à l’entendu, de la présence à la transcendance, du désir à l’agir…


     Revenons à ‘’Alma Redemptoris Mater’’, musique intemporelle, extirpée de l’histoire, magnifiquement insignifiante, où l’on ne manque de rien. Nous avons parlé de ces ruptures intérieures, ces discrets essoufflements de la ligne ; rupture également que de décliner le thème de l’hymne mariale au soprano, ‘’à l’allemande’’ comme dans un choral, alors que, nous l’avons vu, l’usage prescrivait la voix la plus grave (celle des pieds), en tonitruant substitut du ‘’père primitif ‘’.


     Boëly s’agrippe à la voix de la Mère (perdue à l’âge de neuf ans) et tout ce qui se dit sous cette voix passe insensiblement, au fil des versets, du concret à l’abstrait, de la présence à l’absence… le troisième et dernier verset d’orgue ne supporte plus rien d’extérieur au principe : les trois voix, suspendues au chant de la Mère, se raréfient, distendent leurs entrées, et ne déclinent plus que imitations-renversements-diminutions du sujet lui-même, jusqu’à l’ultime disparition…


     Alma Redemptoris : « Sainte Mère du Rédempteur, étoile des mers, viens au secours de ceux qui s’égarent »…


     Alexandre-Pierre-François Boëly, marin égaré dans les méandres brumeuses de l’écriture… disparu à sa propre histoire.


1) J.P.Winter : Transmettre (ou pas), éd. Albin Michel, 2012.

  2) : Hugues Dufourt : ‘’L’artifice d’écriture’’,  revue ‘’Critique’’, mai 1981.                      

  3) Gilles Deleuze : ‘’Dialogues’’, Flammarion 1996.

                                        

                                                                                                                            Pierre Pfister,  janvier 2015

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